X
SURVIVRE

— Il n’y en a plus pour longtemps, monsieur.

Grindle avait passé les deux pouces dans sa ceinture et observait les arrivants sans émotion notable.

Au cours des trente dernières minutes, les chébecs s’étaient formés en ligne, manœuvre qu’ils avaient exécutée sans hâte ni effort particuliers, comme s’ils avaient l’éternité devant eux.

A présent, dans une large courbe qui les conduisait par le travers bâbord du Navarra, ils faisaient penser à quelque procession antique ou à des galères, impression encore accrue par le sinistre battement des tambours, essentiel pour maintenir dans le rythme les hommes qui maniaient les longues rames.

Le chébec de tête était à un mille environ, mais Bolitho distinguait déjà une grappe de silhouettes à la peau sombre rassemblées au-dessus de la longue guibre, et il devina qu’ils préparaient la pièce de chasse pour la première attaque. Ses voiles, comme celles des autres, avaient été ferlées et il voyait au mât de misaine le pennon bleu frappé du croissant de lune.

Il s’arracha à la contemplation des assaillants qui ne cessaient d’approcher, lentement mais avec détermination, et dit à Grindle :

— Je descends un moment. Ouvrez l’œil jusqu’à mon retour.

Tout en se hâtant vers l’arrière, il essayait de se concentrer sur ce qu’il avait fait jusqu’ici, pour essayer de trouver une faille dans son pauvre plan de défense. Lorsque Pareja avait traduit ses ordres, il avait observé le visage des hommes d’équipage et des passagers. Pour eux, n’importe quel plan valait mieux que de rester là comme des bêtes d’abattoir. Mais maintenant, alors qu’ils se tenaient couchés dans tout le bord à écouter ce battement de tambour régulier, leur espoir pouvait rapidement laisser place à la panique.

Si seulement ils avaient eu davantage de temps !… Mais la bordée de l’Euryale avait laissé le bâtiment dans un état si lamentable qu’ils n’avaient même pas eu le temps d’effectuer quelques réparations. Il était à bout de bord et, à supposer que le vent se levât, ils auraient du mal à naviguer convenablement sans leur artimon. Il avait fallu se débarrasser des pièces de retraite afin d’alléger l’arrière, qui avait subi les pires dommages. Mais la pensée de tous ces canons posés au fond alors qu’ils en auraient eu tant besoin n’était pas faite pour l’apaiser.

Il trouva dans la chambre arrière Meheux et ses marins qui travaillaient fiévreusement à la réalisation de leur plan. Le Navarra possédait deux puissantes pièces de retraite, dont l’une avait été détruite par un boulet de l’Euryale. L’autre avait été déhalée de son emplacement à tribord et reposait maintenant au centre de la chambre, gueule pointée vers la fenêtre. Non qu’il restât encore quoi que ce fût qui ressemblât à une fenêtre, car Meheux en avait détruit les vestiges, ce qui laissait à la pièce un champ de battage assez large d’un bord à l’autre. Les palans confectionnés à la hâte avaient été vérifiés par McEwen, tandis que les autres s’activaient à stocker de la poudre et des boulets le long de la cloison.

Meheux essuya son visage ruisselant et se força à sourire.

— Elle peut faire du dégât, monsieur – il flatta de la main la lourde volée. Fabrication anglaise, trente-deux livres. Je me demande où ces salopards ont bien pu la trouver…

Bolitho acquiesça et se dirigea vers les fenêtres pendantes. En se penchant par-dessus le tableau, il apercevait le bâtiment de tête dont les rames brillaient comme or au soleil. La plupart des pièces du Navarra étaient vieilles et de peu d’usage. Elles étaient plutôt destinées à dissuader quelque pirate de rencontre qu’à causer de réels dégâts. Le navire comptait plus sur son agilité que sur sa capacité à combattre, comme la plupart des bâtiments marchands de par le monde.

Ce canon était sans conteste la seule découverte de valeur qu’ils eussent faite. Semblable à ceux qui constituaient la batterie basse de l’Euryale, il était connu pour être une arme puissante et dévastatrice lorsqu’il était bien servi. Surnommé le « grand 9 » par les marins, car il faisait neuf pieds de volée, il pouvait envoyer avec une bonne précision son boulet à plus d’un mille et demi, distance à laquelle il perçait encore une bonne épaisseur de chêne.

Et, pour l’heure, la précision était plus importante que tout.

Bolitho tourna le dos à la mer et annonça :

— Nous ouvrirons le feu dès que le chébec de tête fera cap sur nous.

McEwen, chef de pièce à bord de son bâtiment, demanda :

— Double charge, monsieur ?

— Non, répondit-il. C’est parfait pour un corps à corps entre vaisseaux, lorsque l’on ne fait face qu’à la bordée de l’adversaire. Mais aujourd’hui nous ne pouvons pas nous permettre de tirer dans le tas – il eut un large sourire en voyant leurs mines déconfites. Soignez vos charges et assurez-vous que chaque boulet est un bon boulet.

Il prit Meheux à part et baissa le ton :

— Je pense qu’ils vont attaquer simultanément par l’avant et par l’arrière. Cela va diviser nos ressources et donner à l’adversaire quelque idée de nos moyens.

Le lieutenant approuva de la tête :

— J’aurais préféré que nous ne rencontrions jamais ce foutu bateau, monsieur – sourire sardonique. Ou plutôt que nous l’ayons envoyé par le fond à la première bordée.

Bolitho sourit à son tour en se souvenant des premiers mots de Witrand : Mieux eût valu pour nous deux ne jamais nous rencontrer. Enfin, il était trop tard pour avoir des regrets.

Il s’arrêta dans l’embrasure, se tourna vers les marins à l’ouvrage, examina l’état abominable de la chambre après ce qu’ils avaient dû en faire.

— Si je tombe aujourd’hui, monsieur Meheux… – il vit une inquiétude soudaine emplir les yeux du lieutenant mais continua tout de même – … vous poursuivrez le combat. L’ennemi ne nous fera pas quartier, souvenez-vous-en bien.

Il se força à sourire :

— Hier, c’est vous qui vouliez vous battre. Vous allez être servi !

Il remonta lentement vers la lumière, passa près de la roue abandonnée à côté de laquelle se tenait Grindle, qui observait toujours les arrivants, comme s’il n’avait jamais bougé de là.

Les marins espagnols se tenaient sur le pont, le long des deux pavois, debout ou accroupis près de leurs pièces dont les plus grosses étaient des douze-livres. Çà et là, quand ils pouvaient se mettre à l’abri, se tenaient quelques-uns des passagers auxquels on avait en hâte donné des mousquets sortis du magasin, tandis que d’autres arboraient des armes de chasse qui leur appartenaient afin d’apporter leur contribution aux moyens de défense.

Il ferma ses oreilles aux tambours qui battaient toujours dans le lointain et essaya de s’imaginer sa puissance de feu telle qu’elle allait se manifester dans les prochaines minutes. Plusieurs des pièces bâbord étaient hors de combat, elles avaient été balayées et écrasées par la brève attaque de l’Euryale. Tout dépendait de ce que l’ennemi ferait pour commencer.

Les pompes marchaient toujours aussi régulièrement : il se demanda si la traduction de Pareja avait convaincu ceux qui luttaient contre les entrées d’eau que cela valait la peine, ou bien si, au premier échange de coups, ils n’allaient pas tout planter là et donner à la mer sa victoire.

Il y avait plusieurs paysannes parmi les passagères, des femmes rudes, brûlées par le soleil, qui n’avaient manifesté ni mauvaise volonté ni crainte lorsqu’il avait émis l’idée qu’elles pourraient aider aux pompes. En effet, avait-il essayé de leur expliquer, il n’y avait plus de passagers à bord du Navarra, mais seulement un équipage dont la survie dépendait de sa propre détermination et de son énergie.

— Monsieur, ils se séparent ! cria Grindle.

Les deux bâtiments le plus en arrière quittaient la ligne et venaient en route parallèle avec le Navarra. Les étraves élancées fendaient l’eau comme des faux en se dirigeant sans faiblir vers la leur.

En inspectant le pont supérieur, Bolitho aperçut Witrand près du mât de misaine, un pistolet dans la ceinture et un autre posé sur un panneau de descente. Ashton était avec lui, le visage tout pâle, marqué par la souffrance mais plein de détermination, attendant les ordres à venir de l’arrière.

— Monsieur Ashton, vous pouvez mettre en batterie ! lui cria Bolitho.

Il se mordit la lèvre en entendant les affûts gémir et protester tandis qu’on les roulait vers les sabords grands ouverts. A présent, les trous béants de leur défense n’étaient que trop visibles, surtout à bâbord, à l’arrière et par le travers, là où les avaries étaient les plus importantes.

Il fit signe à Pareja, qui restait tétanisé sous l’échelle de dunette.

— Dites-leur de ne pas faire feu sans ordre. Pas de coup au hasard, je ne veux pas qu’ils gaspillent leur temps et leur énergie à envoyer des coups dans l’eau.

Plissant les yeux pour lutter contre la lumière aveuglante, il examinait les deux bateaux pleins de grâce qui convergeaient doucement comme pour leur couper l’avant. Ils n’étaient plus qu’à deux encablures, mais prenaient tout leur temps.

A l’arrière, la situation était inchangée, les trois bâtiments avançaient de conserve vers bâbord arrière et se trouvaient à la même distance.

Il entendit Meheux qui lançait une succession d’ordres et se demanda s’il croyait vraiment en ses chances de repousser les assaillants.

Il se raidit soudain en voyant qu’une des rangées de rames avait cessé de battre. Rames immobiles au-dessus de l’eau, la coque devint de plus en plus étroite au fur et à mesure qu’elle pointait vers lui. Elles reprirent alors leur mouvement, plus lentement cependant. L’eau écumait autour de l’étrave, comme une pointe de flèche.

Il y eut tout à coup une bouffée de fumée brunâtre sur le bossoir, suivie immédiatement par une explosion sourde. L’eau frissonna comme le boulet invisible passait à quelques pieds de hauteur avant de frapper de plein fouet le Navarra, juste sous ses pieds. Il entendit des cris en bas, le bruit des pompes s’interrompit un instant. Sur le gaillard de l’ennemi, des silhouettes sautaient d’excitation.

Nouvelle explosion, sur l’avant cette fois : il aperçut une grande gerbe qui s’élevait vers le ciel à peut-être trois encablures par le travers. L’autre chébec avait tiré en manquant sa cible, mais la gerbe d’embruns dormait une bonne idée du calibre de la pièce.

Les marins espagnols attendaient, impuissants, près des sabords et regardaient les carrés d’eau vide découpés devant eux, dans l’attente du boulet suivant.

Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Le chébec le plus proche de bâbord arrière ouvrit le feu et le boulet vint s’écraser sur leur poupe, envoyant une volée d’éclis de bois dans la mer et faisant vibrer violemment le pont.

— Je vais à l’arrière, monsieur Grindle, cria Bolitho.

Il se fiait plus à Meheux pour exécuter ses ordres qu’à lui-même, s’il restait sans rien faire pendant ce bombardement aussi précis qu’impitoyable. Pourtant c’était ainsi que les choses devaient se passer s’ils voulaient conserver une petite lueur d’espoir.

Il trouva Meheux penché contre sa pièce, les yeux rivés sur la coque et les rames qui progressaient sans peine vers l’arrière, à une encablure maintenant.

Bolitho se raidit lorsque la pièce de chasse du chébec cracha feu et flammes ; il sentit le boulet se ficher dans la barre d’arcasse juste en dessous de lui, sans doute assez près de l’avarie déjà aggravée par la tempête.

— Par Dieu, fit Meheux entre ses dents, il va partir en morceaux si on lui en sert d’autres comme celui-là, monsieur !

Bolitho se tourna vers la volée de la pièce. Les marins étaient tendus ; épaules courbées, ils s’attendaient comme Meheux à voir le prochain coup tomber au milieu d’eux.

Boum. Une explosion étouffée, suivie d’un tremblement colossal : le coup avait atteint le Navarra en plein à l’avant. Mais il ne pouvait pas être partout à la fois, ici et en haut, et cet endroit était pour le moment le poste le plus vital et le plus important.

Le coup suivant tiré sur leur arrière passa à travers un sabord ouvert sur la barre d’arcasse et Bolitho serra les dents en l’entendant pénétrer profondément dans la coque. Des cris, des hurlements, ce boulet-ci avait trouvé plus que du bois devant lui.

— Mais qu’attend-il donc, cet abruti ? hurla Meheux.

Bolitho se dit soudain que l’ennemi n’avait pas fait feu, alors que l’intervalle entre les tirs avait été jusqu’ici régulier et très rapide. Il regardait, osant à peine espérer, lorsque soudain le chébec commença à venir travers à la poupe du Navarra. Il se tortura l’esprit encore quelques secondes en se disant que ce n’était peut-être qu’une illusion, que c’était le Navarra qui avait dévié.

— Il vient se faire massacrer, monsieur ! fit Meheux sans reprendre son souffle, en jetant un rapide coup d’œil à Bolitho, les yeux remplis d’admiration. Par Dieu, il croit vraiment que nous sommes sans défense, par ici !

Bolitho hocha tristement la tête. Le capitaine du chébec, ayant testé leur habileté à le maintenir à distance, s’approchait maintenant, souhaitant sans aucun doute envoyer un dernier coup dans la poupe du Navarra. En constatant les avaries, en voyant les deux sabords vides sous la barre d’arcasse, il pouvait très bien croire qu’il avait affaire à un ennemi sans défense.

— Maintenant, les gars ! fit brutalement Meheux – les hommes s’animèrent autour de la pièce. On va voir ce qu’on va voir !

Il s’accroupit derrière la brèche pour aller observer les mâts inclinés de l’ennemi alignés droit sur leur arrière. Ses yeux brillaient au soleil comme deux pierres.

— En plein par le travers !

Il trépignait d’impatience, les hommes se jetèrent sur les anspects.

— Parfait !

Il ruisselait de sueur, était obligé de se passer la manche sur le visage.

— Pointez !

McEwen se jeta en arrière, tira sur le tire-feu jusqu’à ce qu’il fût correctement tendu.

— Paré !

Meheux cracha un juron obscène en voyant le chébec s’éloigner momentanément de la ligne, mais un battement de tambour le ramena à son poste. Dans le silence qui se fit soudain, l’ordre de Bolitho claqua comme un coup de pistolet :

— Allez-y, monsieur Meheux !

— Bien, monsieur.

Les secondes leur paraissaient des heures ; Meheux restait accroupi derrière la pièce comme une sculpture.

Puis, avec une violence qui surprit Bolitho, alors même qu’il s’y attendait, Meheux sauta de côté en criant :

— Feu !

Dans le confinement de la chambre, le bruit leur fit l’effet d’un craquement de tonnerre. Les hommes toussaient dans la fumée épaisse, Bolitho vit le canon reculer violemment dans ses palans, sentit le pont s’ébranler sous ses pieds, au point qu’il eut le temps de se demander si la pièce n’allait pas venir s’écraser contre les cloisons et le réduire en charpie. Mais les palans tinrent bon, la fumée commença à se dissiper par les fenêtres et il entendit Meheux qui criait comme un dément :

— Regardez-moi ce salopard ! Regardez-le bien, les gars !

Bolitho se précipita vers les fenêtres pour découvrir avec étonnement ce qui, quelques secondes plus tôt, était encore un objet plein de grâce et d’efficacité. L’énorme boulet de trente-deux s’était fiché droit entre les bancs de nage, car il en manquait un certain nombre. Sous le léger nuage de fumée, il aperçut l’étroite coque qui venait en travers, quelques rangées de rames en désordre qui tentaient encore désespérément de ramener le chébec en ligne.

— Nettoyez les lumières ! Ecouvillonnez ! – et il cria à l’intention de Bolitho : Double charge ce coup-ci, monsieur ?

— Si vous le faites assez vite, monsieur Meheux.

Les oreilles de Bolitho étaient encore remplies du fracas de l’explosion, mais il devenait involontairement aussi excité que son lieutenant, si bien qu’il ajouta :

— Et mettez donc de la mitraille pour faire bonne mesure, si vous en avez sous la main !

Pour les marins qui s’activaient dans cette chambre dévastée, un canon était un être aussi familier que tous ceux qui partageaient leur vie quotidienne. La tension, l’attente, le fait de voir l’ennemi tirer de plein fouet dans cette coque déjà mal en point sans pouvoir répliquer, tout cela était terminé. Criant, poussant des hurlements, ils enfournaient les charges sous l’œil attentif de McEwen qui était lui-même, en tant que chef de pièce, trop expérimenté pour abandonner toute vigilance. Il se donnait même la peine de soupeser chaque boulet avant d’autoriser qu’on le mît dans la gueule, essayant de s’assurer qu’il était suffisamment parfait pour un objet appartenant à un bâtiment espagnol.

Bolitho vit le chébec blessé commencer à dériver doucement vers tribord arrière et réussit à ne pas regarder ses marins qui essayaient frénétiquement de recharger avant qu’il fût sorti de leur ligne de visée. Mais, si un grand 9 était normalement servi par une équipe de quinze hommes, Meheux n’en avait guère que la moitié à disposition.

— En batterie !

Le tout ne leur avait pas pris deux minutes.

Les deux autres chébecs commençaient à scier pour essayer d’échapper à la menace inattendue que représentait désormais le Navarra. L’un des deux ouvrit le feu, mais le boulet passa sans doute très loin au-dessus, car personne ne vit à quel endroit il tombait.

— Pointez gauche ! hurla Meheux.

Et il se jeta sur le côté de la chambre en plissant les yeux pour essayer d’estimer la vitesse de l’ennemi.

Bolitho entendit des craquements et des cris venus du pont supérieur.

— Je dois vous laisser, décida-t-il.

Meheux ne l’entendit même pas.

— A gauche, à gauche, plus à gauche !

Il finit par s’emparer d’un anspect et se jeta de tout son poids sur la pièce. Il était encore occupé à jauger la situation par la brèche quand Bolitho s’arracha à l’endroit et partit en courant rejoindre le pont.

Il atteignait tout juste la lumière que Meheux tirait. En courant vers tribord, il aperçut la charge double qui s’écrasait contre la coque du chébec et resta là à regarder, fasciné, le pont étroit basculer et une foule d’hommes se précipiter vers le bordé comme à l’escalade d’une colline escarpée. Les deux énormes boulets avaient dû percuter la coque tout près de la ligne de flottaison, l’élan imprimé par les rames avait fait le reste. La coque s’enfonçait, les hommes d’équipage passaient par-dessus les pavois ou couraient dans la confusion la plus totale vers l’avant. Pas un seul des autres chébecs ne faisait le moindre effort pour venir à leur secours ou pour poursuivre l’attaque, si bien qu’il se demanda un instant si le chébec touché n’avait pas embarqué leur chef.

Il sentit Grindle qui le tirait par la manche :

— Y en a un qu’est en train de virer, m’sieur, il se dirige droit sur l’étrave !

Bolitho se tourna vers l’avant pour voir les mâts étroits du chébec défiler à toute allure. Ses voiles ferlées faisaient l’effet de n’être plus qu’à quelques pieds de son boute-hors. Il changea de route au dernier moment et se dirigea vers bâbord avant. Les rames se replièrent contre la coque comme les ailes d’un grand oiseau de mer qui fait sa dernière glissade.

— Batterie bâbord, cria Bolitho, feu !

Tandis qu’Ashton parcourait la ligne de ses canons, les pièces partirent au recul et la fumée envahit les structures de l’ennemi. Les boulets n’y causèrent pas grand dégât, mais coupèrent en deux le mât de misaine comme un jeune sapin qui tombe sous la hache.

Bolitho sentit un grand grincement, vit les grappins jaillir au-dessus du passavant et dégaina son sabre.

— A repousser l’abordage !

Il aperçut le Français qui faisait feu de ses deux pistolets et poussait quelques marins hébétés vers le pavois.

— Monsieur Ashton ! Le pierrier !

Il aperçut Allday qui se précipitait vers lui, coutelas en avant, sa lame brillant au soleil malgré la fumée.

— Je vous ai dit de rester avec Mr. Ashton ! lui cria-t-il.

Mais il savait que cela ne servait à rien : Allday n’accepterait jamais de ne pas être près de lui au combat, quoi qu’il dise.

Des têtes commençaient à surgir au-dessus du pavois. Faute de filets d’abordage, ils n’étaient protégés que par les passavants. Les marins taillaient et coupaient, du couteau, de la pique. Les hurlements, les cris montaient dans un crescendo assourdissant, des assaillants bronzés, de plus en plus nombreux, escaladaient le flanc. Quelques-uns avaient déjà atteint le gaillard d’avant pour s’évanouir aussitôt comme feuille au vent quand le pierrier ouvrit le feu et les balaya dans une gerbe de mitraille.

— Mon Dieu, faites attention derrière, commandant !

Allday balança son couteau pour hacher une silhouette enturbannée. Il lui coupa en deux la mâchoire et l’homme n’eut même pas le temps de pousser un cri.

Bolitho aperçut un géant barbu qui, faisant tournoyer sa hache, tua deux marins espagnols avant de courir comme un fou vers l’un des panneaux. Il pensa aux femmes et aux enfants, aux blessés qui gisaient là, terrifiés. Si ce géant arrivait jusqu’à eux, la petite étincelle d’espoir pouvait se changer en défaite. Allday n’avait pas encore eu le temps d’intervenir que lui-même se retrouvait près du panneau, un pied sur l’hiloire, alors que l’homme s’arrêtait, hache brandie au-dessus de sa tête, encore couvert du sang de ses premières victimes.

La hache commença de tomber, Bolitho sauta de côté, le sabre pointé sous l’avant-bras massif de l’homme. Celui-ci fit le tour du panneau, puis ses dents se serrèrent dans les soubresauts de l’agonie comme la lame aussi effilée qu’un rasoir lui pénétrait entre les côtes. Se débattant, grognant tel un fauve blessé, il continua tout de même à avancer, et la hache décrivit un arc d’argent en s’abattant vers Bolitho, l’obligeant à reculer encore et encore vers la poupe. Un marin chargea avec une pique d’abordage, mais le géant le frappa au côté et abattit sa hache sur son cou avec la plus grande précision. Il envoya le marin valser en travers du pont et sa tête se sépara presque du tronc.

Bolitho savait pertinemment que, si l’homme parvenait à l’acculer à l’extrême arrière, il le massacrerait tout aussi facilement.

Il se ramassa et, lorsque l’autre leva sa hache au-dessus de sa tête, sans se soucier apparemment de la terrible blessure faite par le sabre, il fonça devant lui, lame pointée sur sa gorge poilue. Mais sa chaussure glissa sur du sang et, sans avoir eu le temps de reprendre son équilibre, il chuta lourdement contre l’une des pièces et son sabre lui échappa des mains pour tomber hors de portée.

Pendant ces quelques secondes, il revit tout, en une espèce de vaste tableau. Les visages, les expressions se détachaient clairement devant lui, comme représentés par un artiste. Allday était trop loin pour l’aider, et il affrontait lui-même un pirate qui portait un turban écarlate. Grindle, avec quelques marins, se battait farouchement sous le passavant bâbord ; on entendait le cliquetis des lames qui jetaient des éclairs, les yeux élargis par la férocité et la terreur.

Il aperçut aussi l’homme à la hache qui s’arrêtait, prenait soigneusement son équilibre sur la pointe de ses pieds nus, comme pour mieux calculer le coup final. Il souriait largement, savourant le dernier assaut.

Bolitho n’entendit pas le coup de feu qui se perdit parmi tant d’autres bruits terrifiants, mais il vit son adversaire vaciller puis basculer en avant. Son expression changea lentement, trahit un vague étonnement, laissant place aux marques de l’agonie, et il tomba enfin comme une masse à ses pieds.

Le pistolet de Witrand fumait encore lorsqu’il laissa tomber son bras en criant :

— Etes-vous blessé, capitaine ?

Bolitho ramassa son sabre puis se leva en secouant la tête.

— Non, mais je vous remercie – il lui fit un sourire. Je pense que nous sommes en train de l’emporter.

Et c’était exact. Les assaillants reculaient déjà sur le passavant, abandonnant leurs morts et leurs blessés qui allaient se faire piétiner au gré des combats toujours en cours au-dessus du pont.

Bolitho passa derrière plusieurs Espagnols qui hurlaient, et vint rejoindre Allday. De son sabre, il para un cimeterre, laissant à son propriétaire une longue estafilade rouge. Allday vit l’homme reculer en abord et le faucha de son grand coutelas en criant :

— Voilà qui va le faire aller plus vite, par Dieu !

Bolitho essuya son visage, qui ruisselait, et se pencha afin de voir ce qui se passait sur le bateau rangé le long du bord. Ils étaient en train de se dégager, et il apercevait quelques-uns des assaillants qui sautaient sur son pont étroit, tandis que les nageurs essayaient de dégager leurs rames coincées contre le flanc du Navarra.

Des mousquets tiraient depuis le contrebas : il sentit une balle toucher la lisse tout près de ses doigts et vit une silhouette vêtue d’une robe rouge le désigner à quelques tireurs d’élite postés à la poupe du chébec.

Mais les rames sortaient, le battement de tambour reprit au-dessus des cris des marins espagnols, des blessés et de ses propres hommes qui se débattaient dans l’eau. Et le chébec commença à se dégager de leur flanc.

Bolitho remarqua que sa conserve se trouvait à un mille de là et qu’elle était restée hors de portée pendant toute la durée du combat.

Il pensa soudain à Meheux, toujours dans la chambre, et cria :

— Il faut que je lui dise d’utiliser ce canon !

Il fit demi-tour, courut à l’arrière, manqua tomber en butant contre un cadavre qui fixait de ses yeux vides les voiles inertes et tenait encore d’une main crispée son sabre couvert de sang. C’était Grindle, le quartier-maître pilote, dont les mèches grises donnaient l’impression de vouloir rester en vie sans lui.

— Emmenez-le, Allday, ordonna Bolitho.

Allday essuya la lame de son coutelas et regarda Bolitho s’en aller. Puis il dit d’une voix lasse au pilote défunt :

— T’étais trop vieux pour ce genre de boulot, camarade.

Là-dessus il le tira doucement à l’ombre du pavois en laissant une traînée de sang derrière lui.

Meheux réussit encore à placer un coup au but chez l’ennemi avant que la force des rames l’eût emmené en sécurité, hors de portée. Le chébec qui avait abordé le Navarra de façon si insolente avait dérivé presque trois encablures sur leur arrière lorsque Meheux jugea le moment venu de tirer. Le boulet le frappa de plein fouet à l’arrière, emportant la petite voile latine et ricochant sur les sculptures du tableau avant de s’écraser à l’eau dans une gerbe d’embruns.

Le chébec de tête avait coulé, ne laissant derrière lui que du bois d’épave et quelques cadavres. Les autres s’enfuirent vers le sud aussi vite que leurs rames le leur permettaient, tandis que les défenseurs du Navarra, hébétés, saignant de partout, les regardaient, ne pouvant croire qu’ils avaient survécu.

Bolitho retourna à la poupe, les jambes lourdes, le bras droit douloureux comme s’il avait reçu une blessure.

Les marins espagnols étaient déjà en train de passer les cadavres ennemis par-dessus bord. Les corps restaient ensuite à bouchonner le long de la muraille dans une danse macabre, avant de dériver comme des poupées désarticulées. Il n’y avait pas de prisonniers : les Espagnols, enragés, n’étaient pas d’humeur à faire quartier.

— Je pense qu’ils ne reviendront pas à l’attaque aujourd’hui, déclara Bolitho à Meheux. Il faut descendre les blessés. J’irai ensuite vérifier l’état de la coque avant la nuit.

Il détourna les yeux pour essayer de se dégager l’esprit des à-côtés désagréables de la bataille.

— Où est Pareja ?

— Il a pris une balle de mousquet en pleine poitrine, répondit Allday. J’avais essayé de l’empêcher de trop se montrer – il soupira. Mais il disait que vous aviez besoin de son aide, pour maintenir l’ardeur de l’équipage – il eut un petit sourire triste. C’est ce qu’il a fait. Curieux petit bonhomme.

— Est-il mort ?

Bolitho revoyait l’énergie de Pareja, sa soumission pathétique lorsque sa femme était là.

— Si ce n’est pas déjà le cas, capitaine, ce le sera bientôt – Allday se passa la main dans les cheveux. Je l’ai fait porter en bas avec les autres.

Witrand traversa le pont maculé de sang et demanda doucement :

— Ces pirates vont-ils revenir, capitaine ?

Il jeta un regard autour de lui, aux survivants étendus là, épuisés.

— Et si c’est le cas ?

— Eh bien, m’sieur, nous nous battrons.

Witrand le regardait intensément.

— Vous avez sauvé ce ponton, capitaine. Je suis heureux d’avoir assisté à ce spectacle – il gonfla un peu ses lèvres. Et demain, qui sait ? Quel bâtiment va arriver et nous retrouver, je me le demande.

Bolitho hésita avant de répondre prudemment :

— Si c’est l’une de vos frégates qui nous retrouve, m’sieur, je me rendrai avec ce bâtiment. Il n’y a pas de raison de faire souffrir davantage tous ces gens-là – et il ajouta lentement : Mais, jusqu’à présent, m’sieur, ce bâtiment, tout comme le pavillon qu’il porte, est le mien.

Witrand le regarda s’éloigner en hochant la tête. Il ne trouva qu’une seule chose à dire : « Stupéfiant ! »

 

Bolitho courba la tête sous les barrots de pont et se pencha, l’air grave, sur les rangées éparses de blessés. La plupart d’entre eux étaient allongés, calmes, mais lorsque le bâtiment tanguait un peu et que les fanaux pendus au plafond se mettaient à osciller, les silhouettes prenaient soudain l’apparence d’êtres torturés par l’agonie qui l’accusaient de leurs souffrances.

L’air était pestilentiel, mélange d’odeurs d’huile à frire et de sang, de remugles de cale et de vomissure, et il dut se reprendre pour poursuivre. Allday tenait un fanal devant lui, si bien que les visages des blessés lui sautaient à la figure lorsqu’il arrivait devant eux avant de disparaître dans l’ombre, ce qui, Dieu merci, faisait aussi disparaître leurs souffrances et leur désespoir.

Bolitho ne savait plus combien de fois il avait assisté à ce spectacle. Des hommes qui pleuraient, gémissaient pour implorer un peu de clémence. D’autres, qui réclamaient l’assurance qu’ils n’étaient pas en train de mourir, que, quelque miracle aidant, ils reverraient la lumière du jour. Ici, la langue et les intonations étaient différentes, mais c’était tout. Il se souvenait de l’époque où, aspirant effrayé à bord du Manxman, vaisseau de ligne de quatre-vingts canons, il avait vu pour la première fois de sa vie des hommes tomber et mourir, où il avait assisté à leur agonie après le combat. Il se souvenait d’avoir ressenti honte et dégoût envers lui-même à n’éprouver que ce soulagement irrépressible de survivre personnellement, en étant passé à côté des affres de la scie et du scalpel.

Pourtant, il n’avait jamais pu maîtriser totalement ses émois. Comme maintenant, la compassion, ce sentiment d’impuissance étaient des choses qu’il n’arrivait pas à surmonter, exactement comme sa phobie de grimper dans la mâture.

Il entendit Allday qui annonçait :

— Voilà, il est ici, capitaine, couché près de la lampe.

Il enjamba deux formes inertes dont on avait déjà recouvert le visage avec de la toile à voile et se mit sur les talons d’Allday au plus près. Tout autour des fanaux et au-delà, il entendait des voix, des gémissements, des plaintes et aussi le murmure apaisant des femmes. En tournant la tête, il aperçut plusieurs paysannes espagnoles qui se reposaient momentanément de leur travail aux pompes. Elles étaient nues jusqu’à la taille, les seins, les bras luisant de sueur et de l’eau de la cale, les cheveux pleins de saletés, souillés à la suite des efforts qu’elles avaient faits en travaillant. Elles n’essayaient pas de voiler leurs corps et ne baissaient pas non plus les yeux à son passage. L’une d’elles lui fit même quelque chose qui ressemblait à un sourire.

Bolitho s’arrêta, s’agenouilla près de Pareja. On lui avait ôté ses habits de prix et il reposait là, comme un bébé grassouillet. Il fixait de ses yeux immobiles, gouffres insondables de douleur, les lanternes qui tournoyaient doucement. Le gros bandage qui entourait sa poitrine était souillé de sang et une tache plus rouge, plus brillante, faisait comme un gros œil par lequel la vie continuait de s’écouler.

— Je suis venu dès que j’ai pu, senor Pareja, fit doucement Bolitho.

Le visage bouffi se tourna lentement vers lui. Ce qu’il avait pris pour un oreiller était en fait un tablier souillé étalé sur les genoux de quelqu’un, ce qui lui évitait de reposer directement sur le pont. Comme le fanal atteignait le haut de sa courbe, il reconnut la femme de Pareja dont les yeux noirs ne regardaient pas son mari, mais contemplaient on ne sait quoi, plus loin, dans l’ombre. Ses cheveux sales et défaits coulaient en cascade sur son visage et ses épaules. Pourtant, elle respirait très régulièrement, comme si elle essayait de se maîtriser. Ou peut-être était-elle encore hébétée par ce qui était arrivé.

— Vous avez sauvé tous ces gens, capitaine, fit Pareja d’une voix pâteuse, vous les avez sauvés de ces Sarrasins assoiffés de meurtre.

Il essaya de saisir la main de sa femme, mais l’effort était trop grand et son poing retomba sur la couverture ensanglantée comme un oiseau mort.

— Ma Catherine est en sûreté désormais, vous vous en assurerez.

Voyant que Bolitho ne répondait rien, il essaya désespérément de se lever sur un coude avant de répéter d’une voix étonnamment forte :

— N’est-ce pas, capitaine ? Vous me donnez votre parole, hein ?

— Vous avez ma parole, senor, répondit lentement Bolitho.

Il regarda subrepticement son visage, à moitié caché dans l’ombre. Elle s’appelait donc Catherine, mais elle était toujours aussi lointaine, irréelle presque. Lorsque Pareja avait prononcé son nom, il s’était attendu à la voir réagir, perdre de sa réserve, mais non. Elle était restée là, le regard ne quittant pas un horizon imaginaire, derrière les lanternes. Ses lèvres luisaient légèrement à travers la fumée.

Ashton émergea de l’obscurité et lui annonça :

— Vous d’mande pardon, monsieur, mais nous avons enfin réussi à réveiller la bande d’ivrognes. Dois-je les faire rassembler à l’arrière au rapport ?

— Non, décida Bolitho, mettez-les plutôt aux pompes !

Il avait répondu si brutalement que l’aspirant recula, mais il poursuivit sur le même ton :

— Et si les femmes les voient ainsi, tant mieux. Ils n’ont pas été capables de se battre, ils pomperont jusqu’à épuisement, je m’en moque !

Dans son dos, Allday jeta à l’aspirant un regard qui en disait long et le jeune homme se retira sans demander son reste.

— Sans votre assistance, reprit Bolitho en s’adressant à Pareja, je n’aurais rien pu faire.

Mais il leva les yeux en entendant sa femme dire d’une voix égale :

— Vous pouvez vous dispenser de parler, capitaine – elle se pencha pour fermer les paupières de son mari. Il nous a quittés.

La flamme du fanal d’Allday vacilla et se coucha contre la vitre, Bolitho sentit le pont trembler sous ses genoux avant d’entendre le claquement d’apparaux, comme si le bâtiment se réveillait d’un long sommeil.

— Le vent, capitaine, murmura Allday, nous avons enfin du vent !

Mais Bolitho restait immobile près du mort. Il essayait de trouver les mots justes, tout en sachant qu’il n’y en avait pas, qu’il n’y en aurait jamais.

Il finit par reprendre d’une voix douce :

— Senora Pareja, si je peux faire quoi que ce soit pour vous venir en aide, je vous prie de me le dire. Votre mari était un brave, vraiment.

Il se tut en entendant Meheux crier des ordres à l’arrière. Il y avait tant de choses à faire : établir les voiles, calculer une route convenable pour essayer de rallier l’escadre, à supposer que ce fût encore possible. Il regarda les mains de la femme, qu’elle tenait posées sur ses genoux, tout à côté du visage figé de Pareja.

— Je vais envoyer quelqu’un vous aider dès que je serai remonté sur le pont.

Elle répondit d’une voix qui semblait venir de très loin :

— Vous ne pouvez pas m’aider, mon mari est mort et je suis une étrangère pour son peuple, une fois de plus. Je ne possède plus que ce que j’ai ici sur moi et quelques bijoux. Cela ne fait pas grand-chose, quand on pense à tout ce que j’ai enduré.

Elle prit la tête de Pareja et la posa délicatement sur le pont.

— Et tout cela grâce à vous, capitaine.

Elle leva les yeux, la lueur du fanal se réfléchissait dans sa prunelle.

— Alors, retournez à vos devoirs et laissez-moi en paix.

Bolitho se redressa et rebroussa chemin vers la descente sans ajouter un seul mot.

Une fois sur le pont, il se força à rester absolument immobile pendant plusieurs minutes, à respirer l’air frais du soir, à observer les rougeurs mélancoliques du soleil couchant.

— Faut pas faire attention à ce qu’elle dit, celle-ci, fit Allday, c’était pas votre faute. Y en a d’autres qui sont morts, et y en aura encore un paquet avant que cette guerre soit finie – il conclut par une grimace : Et elle a bien de la chance d’être encore vivante ce soir, tout comme nous.

Meheux arriva à l’arrière :

— Permission de mettre les Espagnols au travail, monsieur ? Je me disais qu’ils pourraient envoyer les huniers et la grand-voile de misaine, pour voir ce que cela donne. Si ça tire trop, on pourra toujours prendre un ris ou rester sous focs et grands huniers – il se frotta vigoureusement les mains. Que nous arrivions encore à bouger, cela tient du miracle !

— Faites comme cela, monsieur Meheux – Bolitho s’approcha de la lisse pour contempler les premières étoiles, encore toute pâles. Nous mettrons bâbord amures, cap est-sudet.

Il jeta un coup d’œil aux timoniers, s’attendant presque à apercevoir Grindle, les yeux fixés sur lui.

— Mais, au premier signe de fatigue, rappelez tout le monde et réduisez immédiatement la toile !

Tandis que le lieutenant se hâtait d’aller réveiller les marins épuisés, Allday lui demanda :

— Dois-je aller chercher le coq, capitaine ? M’est avis qu’un bon repas chaud fait des miracles quand tout le reste a échoué – il se raidit soudain en voyant apparaître la silhouette de Witrand à l’arrière. Et lui, je le mets aux fers comme il le mérite ?

Bolitho le regardait, impassible.

— Il ne nous ennuiera plus, Allday, et, tant qu’il y aura un risque de rencontrer des pirates dans les parages, je pense que nous arriverons à faire respecter notre autorité – il se détourna. Oui, mettez donc le coq à l’ouvrage.

Et comme Allday se dirigeait vers la descente, il ajouta :

— Et merci.

Allday se figea, un pied levé :

— Capitaine ?

Mais Bolitho ne répondit rien et, après avoir hésité une seconde, Allday descendit l’échelle quatre à quatre, l’esprit préoccupé par cette nouvelle humeur assez insolite et un peu inquiétante.

A minuit, le Navarra naviguait à faible allure, sous une nuit de plus en plus noire. Bolitho se tenait près du passavant, les cheveux ébouriffés par un vent frais, tandis que l’on immergeait de nouveaux morts. Il n’avait pas de livre de prières sous la main, il n’y avait pas non plus de prêtre espagnol parmi les passagers pour réciter quelques oraisons à l’intention de ceux qui avaient péri pendant le combat ou juste après.

Tant mieux, se disait-il : ce silence était plus émouvant, plus sincère. Il percevait tous les bruits : ceux de la mer et de la toile, des haubans et le grincement du safran. Et ces bruits faisaient une épitaphe plus convenable pour des hommes qui avaient toujours vécu loin de la mer avant qu’elle les reçût pour jamais dans son sein.

Grindle et Pareja avaient été immergés ensemble, Bolitho avait vu Ashton en train de s’essuyer les yeux lorsque le quartier-maître pilote avait plongé le long du bord.

— C’est terminé, monsieur, cria Meheux.

Il avait la voix un peu voilée, Bolitho était content de l’avoir avec lui. Meheux comprenait sans qu’on eût besoin de rien lui dire qu’immerger les morts de nuit rendait les choses plus faciles à supporter pour les vivants. Il n’y avait vraiment aucune raison d’ajouter encore à leur douleur, et le nombre des cadavres s’alourdirait le lendemain, il en était sûr.

— Très bien, répondit-il, je vous suggère de brasser la grand-vergue, puis vous pourrez renvoyer la bordée de repos. Nous ferons le quart par bordée, vous et moi, et je doute que quelqu’un nous dispute ce privilège douteux.

— Je suis fier de le partager avec vous, monsieur.

Bolitho remonta le pont incliné jusqu’au tableau. A l’ouest, l’horizon était extrêmement sombre, et le sillage lui-même presque invisible.

Il entendait sous ses pieds, dans la chambre étroite, McEwen qui sifflotait en bichonnant son trente-deux-livres. « Comme ils ont l’air calme, tous, songea-t-il, c’est étrange ! »

Il se tourna en entendant les matelots espagnols qui terminaient bruyamment de brasser la grand-vergue et tournaient les écoutes sur leurs cabillots. Eux aussi semblaient heureux de se retrouver sous ses ordres, eux à qui la fantaisie d’une plume de monarque ou d’homme politique quelconque avait donné le statut d’ennemis.

Il sourit soudain tristement de ces idées grotesques. Son cerveau divaguait. Il se mit en devoir d’arpenter la poupe d’un bord à l’autre. Comme son regard tombait par hasard sur le panneau le plus proche, il revit soudain le géant barbu avec sa hache et se demanda ce qui serait arrivé sans l’intervention de Witrand. De son autre pistolet, il aurait très bien pu l’abattre lui aussi, personne n’aurait remarqué un coup de feu supplémentaire au moment où ils tentaient de refouler leurs agresseurs. Peut-être Witrand se sentait-il plus en sûreté lui vivant.

Bolitho se secoua, irrité : la fatigue lui jouait des tours. Demain peut-être, ils auraient une fois de plus permuté leurs rôles, il se retrouverait prisonnier, et Witrand irait vaquer à ses mystérieuses affaires. Tout ceci n’aurait été qu’un bref interlude, une petite pièce du grand puzzle.

C’était bien ainsi qu’il fallait considérer la guerre ; donner un visage à l’ennemi était beaucoup trop dangereux, lui permettre de partager vos espoirs et vos craintes s’apparentait à un véritable suicide.

Il se demanda ce que Broughton aurait fait dans les mêmes circonstances et réfléchissait toujours lorsque Meheux vint le relever.

Et le Navarra continua ainsi son voyage par faible brise, sous les quelques voiles qu’il portait. Pour tous bruits, on entendait le claquement des pompes, le cri brutal d’un blessé dans l’entrepont. Aux yeux de Bolitho, allongé sans pouvoir trouver le sommeil sur sa couchette de fortune, ils résumaient parfaitement ce qu’ils avaient vécu ensemble.

 

Il était en train de se raser dans la chambre arrière devant un miroir cassé posé contre une étagère branlante lorsque Meheux se présenta pour lui annoncer que l’on avait vu une voile plein sur leur arrière défilant rapidement.

Bolitho contempla un instant sa chemise déchirée et noircie et l’enfila par-dessus sa tête en rechignant. Se raser était peut-être une perte de temps, mais il se sentait mieux, même pour ressembler, s’il se fiait à ce qu’il en voyait dans la glace, à un épouvantail en haillons.

Meheux le regardait sans rien dire, fasciné. Bolitho devinait ses yeux fixés sur le rasoir qu’il essuyait à un vieux lambeau de vêtement avant de le remettre à sa place dans l’équipet.

— Eh bien, monsieur Meheux, fit-il enfin sans se presser, nous n’y pouvons pas grand-chose pour l’instant.

Il ramassa son sabre, boucla son ceinturon avant de suivre Meheux à l’arrière. L’heure était matinale, et l’air encore frais avant la chaleur qui allait leur tomber dessus. Il remarqua du linge qui séchait, accroché dans les haubans, surtout des vêtements de femme. Meheux bredouilla, un peu gêné :

— Ils m’ont demandé la permission de faire une lessive, monsieur. Mais je vais les faire dégager, maintenant que vous êtes sur le pont.

— Mais non !

Bolitho prit la lunette et essaya de la pointer, avant de la rendre à un marin en disant :

— L’optique est en miettes, attendons de voir la suite.

Il se dirigea vers le tableau, s’abrita les yeux pour essayer de distinguer l’autre bâtiment. Il aperçut alors presque immédiatement une grande pyramide de toile très claire qui brillait sur l’horizon. Il entendit un bruit de pas sur le pont et se retourna : c’était Witrand qui l’observait.

— Vous êtes bien matinal, m’sieur.

Witrand haussa les épaules :

— Et vous bien calme, capitaine… – il se tourna pour regarder la mer – … alors même que vos jours de liberté sont peut-être comptés.

— Dites-moi, Witrand, lui répondit Bolitho en souriant, que faisiez-vous donc à bord de ce bâtiment ? Où alliez-vous ?

Le Français arbora un large sourire :

— J'ai perdu la mémoire !

— Monsieur, cria la vigie, c’est une frégate !

— Qu’en pensez-vous, monsieur ? demanda calmement Meheux. Devons-nous changer de route et essayer de prendre la fuite ?

Et il se mit à rire d’un rire tout penaud lorsque Bolitho lui montra du doigt le hunier sous ris et le pont à la gîte.

— Je suis d’accord, monsieur, il n’y a rien à faire.

Bolitho mit les mains dans son dos, essayant de cacher son dépit. Frégate ne pouvait signifier qu’une seule et unique chose : l’ennemi.

— Je comprends vos sentiments, capitaine, fit doucement Witrand. Puis-je faire quelque chose pour vous aider ? Peut-être une lettre pour un être cher ? Sinon, cela peut prendre des mois… – ses yeux tombèrent sur le sabre que Bolitho tripotait et il ajouta gentiment : Je peux faire envoyer votre sabre en Angleterre, cela vaudra toujours mieux que de le voir tomber entre les pattes d’un forban sur le quai.

Bolitho se détourna pour examiner le bâtiment qui remontait si rapidement cette épave de Navarra qu’il donnait l’impression de se rapprocher en routes convergentes. Il distinguait maintenant les huniers et cacatois bien gonflés, la langue brillante de la flamme de la frégate qui plongeait et dansait sur l’eau.

Une bouffée de fumée brunâtre, emportée instantanément par le vent. Quelques secondes après, le boulet tomba dans une grande gerbe à cinquante pieds par bâbord arrière.

Des cris étouffés montaient par les panneaux grands ouverts ; Bolitho ordonna tristement :

— Mettez en panne, monsieur Meheux – puis, jetant un coup d’œil à la tête de mât : Où est le pavillon ?

— Je suis désolé, monsieur – Meheux avait l’air hébété. Nous l’avons utilisé pour envelopper Mr. Grindle avant de l’immerger.

— Oui, je vois.

Bolitho tourna la tête pour leur cacher son expression.

— Eh bien, renvoyez les couleurs, je vous prie.

Meheux se hâta d’aller exécuter l’ordre et rappela les marins qui se trouvaient sur les passavants ou perchés dans les enfléchures, d’où ils observaient le nouveau venu.

Quelques minutes plus tard, son pavillon blanc se détachant sur le fond clair du ciel, le Navarra vint dans le vent, toutes voiles faseyantes. Le pont était encombré de monde : on était remonté en foule voir ce qui se passait.

Bolitho se cala pour résister aux mouvements de la coque puis s’approcha lentement de Witrand.

— A propos de votre offre, monsieur, étiez-vous sincère ? – il faisait remuer ses doigts autour de la boucle de son ceinturon et regardait ailleurs. Il y a quelqu’un. Je…

Mais il se tut et se retourna en entendant des clameurs monter jusqu’à eux.

La frégate arrivait lentement à mourir par leur travers. Elle vira brusquement dans le lit du vent et il aperçut alors le pavillon qu’elle portait. C’était le même que le sien, il dut regarder une fois encore, incapable de dissimuler son émotion.

Ashton dansait comme un fou en criant :

— C’est la Coquette, monsieur !

Le visage de Meheux était coupé en deux par un large sourire, il tapa sur l’épaule d’Allday en criant :

— Ça alors ! – une autre grande claque. Ça alors, pas vrai, hein ?

C’est tout ce qu’il trouvait à dire.

Bolitho se tourna vers le Français et compléta :

— Ce ne sera pas nécessaire, m’sieur.

Un éclair passa dans les yeux vairons de son interlocuteur et il conclut :

— Mais je vous remercie.

Witrand se tourna vers la frégate et répondit lentement :

— On dirait que les Anglais sont de retour.

 

Capitaine de pavillon
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